Un voyage interminable et épuisant
Voici la traduction d’une histoire écrite par l’ami Pierdomenico Bortune qui écrit de merveilleux récits en italien sur https://www.storiepossibilieimpossibili.com/
Le jour de Noël, quelques minutes avant les coups de treize heures, une personne frappa enfin à la porte, et tout le monde se rua vers elle pour l’ouvrir sans vérifier l’auteur de ces coups. Un homme grand et costaud, vêtu de haillons avec une longue barbe et un visage légèrement sale, entra dans la maison et se laissa embrasser par toutes les personnes présentes dans la salle. L’immensité et l’imminence de l’émotion avaient éclipsé la forte odeur qui émanait de l’homme.
L’ « oncle explorateur », comme tout le monde avait commencé à l’appeler après son départ, avait disparu du village depuis une quinzaine d’années. Alors qu’il n’avait que vingt ans, il avait décidé de partir en voyage pour découvrir, dans ses propres mots, chaque coins minuscules et apparemment insignifiants du monde.
Pendant toutes ces années, il n’a donné de signes de vie qu’en envoyant des salutations par le biais de tierces personnes ou des cartes postales sporadiques et concises. La famille et les amis auraient été très heureux de recevoir des lettres dans lesquelles le jeune homme racontait les aventures qu’il vivait parmi les pagodes chinoises, les maisons sur pilotis du Pacifique, les mosquées syriennes, les églises russes, les canyons américains et la culture et les coutumes de toutes les personnes qu’il a rencontré. Mais ils n’avaient reçu que quelques cartes postales avec les mots « Je vais bien, je vous embrasse tous de … » avec, à chaque fois, le nom d’un endroit différent et exotique, mais sans un mot de plus.
Cependant, quelques semaines avant ce jour, « l’oncle explorateur » avait envoyé une carte postale de Madrid indiquant qu’il serait de retour le jour de Noël à 13 heures précises et, qu’avant de tout raconter, il adorerait goûter son plat de soupe préféré. Tout le village a vite appris la merveilleuse nouvelle et ces derniers jours, le mot s’était répandu jusque dans les petits quartiers voisins. «L’oncle explorateur» revient enfin !
Qui sait combien de choses avait vu cet homme qui avait parcouru le monde entier et qui, en le regardant de plus près, semblait au bout de ses forces et bien plus âgé qu’il ne l’était réellement… Après avoir salué tout le monde, l’homme marcha lentement et avec difficulté – il boitait légèrement – vers la table déjà préparée où l’attendait la soupe chaude, préparée avec beaucoup d’amour par sa mère et ses sœurs. Ce n’est qu’après que l’homme aurait tout raconté, dans les moindres détails, à une petite foule d’une vingtaine de personnes composée de sa famille et de ses amis. Oui, peu de temps après, l’homme tiendrait une conférence incontournable sur les us et coutumes des peuples du monde.
Comment blâmer la curiosité vorace des gens qui vivaient dans un petit village de montagne au cœur de la France ? D’ailleurs, c’est précisément ce désir de savoir qui avait conduit l’homme à errer pendant toutes ces années loin de chez lui. Les plus petits, qui ne pouvaient pas encore discerner que l’Asie, l’Amérique, l’Afrique et tous les autres continents n’étaient pas seulement des histoires de livres d’aventure mais bien des endroits réels, regardaient leur oncle explorateur avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils croyaient qu’il était justement sorti d’une de ces œuvres de fiction.
Les cuisiniers le regardèrent dévorer la soupe tant attendue à grandes cuillerées, prêts à percevoir le moindre signe d’approbation ; mais l’oncle ne laissait aucune place aux plaisanteries : sa tête était religieusement penchée sur l’assiette et il mangeait avec beaucoup de dévouement, comme s’il n’avait rien mis dans son estomac depuis des jours. D’ailleurs c’était probablement le cas, vu les nombreuses difficultés humaines soulevées par un tel défi.
Les filles avaient anticipé les détails du récit qui allait suivre, avec des attentes particulières sur la manière dont les femmes du monde entier vivaient et s’habillaient. Et les hommes attendaient le soir, à la taverne, pour poser des questions un peu plus audacieuses sur ces même femmes.
Mais, qu’ils soient femmes ou hommes, jeunes ou vieux, pendant que l’oncle mangeait et après l’émotion des retrouvailles passées, personne ne pu s’empêcher de remarquer que le revenant semblait bien plus âgé qu’il ne l’était réellement. Cette vieille apparence cultivait le respect qu’ils avaient pour lui, car ils pensaient que c’était le prix à payer pour l’expérience et la sagesse acquise au cours du périple. La noblesse de la fin justifiait les moyens et les sacrifices encourus, même ceux qui attaquaient la forme physique.
L’oncle explorateur porta la dernière cuillerée de soupe à sa bouche, puis regarda tout le monde d’un air réconcilié et satisfait. Il n’avait pas dit un mot depuis son héroïque retour. Dans quelques instants, il allait enfin tout raconter.
Le grand homme vêtu de haillons, avec une longue barbe et un visage légèrement sale de terre, ouvrit la bouche pour commencer l’histoire passionnante mais s’arrêta soudain. Les yeux toujours ouverts, il tomba le visage droit dans le bol de soupe désormais vide, sans avoir prononcé un seul mot.
Sidérés par la situation, les spectateurs restèrent silencieux. Les petits pensaient que leur oncle avait fait un voyage tellement exigeant et, bien que le monde était d’une immensité exagérée (comme ils l’avaient appris à l’école), il aurait au moins le droit de faire une sieste. Mais ce somme semblait si profond. Les adultes, hommes et femmes, commencèrent à penser qu’ils avaient bien fait de garer les pieds sur terre en restant dans leur petit village.
Puis, à nouveau, une autre personne frappa à la porte. Cette fois, un homme distingué ayant vraisemblablement la quarantaine parut à la porte de la maison, avec un haut-de-forme coûteux, une canne en bois avec une poignée d’or et un long et élégant costume noir. Sous son bras se trouvait la main d’une magnifique et coquette femme avec de longs cheveux roux parfumés, des yeux clairs et brillants et des dents blanches et bien alignées.
Tout le monde pensa aussitôt que si le premier homme correspondait le mieux à la description de quelqu’un portant le nom « d’oncle explorateur », le second ressemblait beaucoup plus au jeune homme qu’ils n’avaient pas vu depuis quinze ans. Mais comment pouvaient-ils imaginer que « l’oncle explorateur » n’avait en fait parcouru le monde que quelques mois, puis épousé la riche et belle fille d’un important industriel russe d’origine irlandaise et que le reste de ses voyages – ils n’étaient pas si nombreux – l’avait confortablement mené sur des wagons première classe ?
A ce moment précis, le grand homme se réveilla et leva la tête du bol qui avait contenu le délicieux plat qu’il venait d’avaler. Il regarda autour de lui et, lentement et en titubant un peu, se leva de la table. Il salua les spectateurs incrédules par de nombreuses révérences , affichant un sourire édenté mais sincère, gagna la sortie pour revenir au village voisin d’où il venait et où, quelques jours plus tôt, il avait appris qu’ à quelques kilomètres, un excellent repas chaud préparé par les meilleurs cuisiniers de la région l’attendait. C’était donc avec l’aide de ses seules jambes, elles aussi cabossées, qu’il s’était mis en route pour un voyage interminable et épuisant ; mais, comme il n’avait rien mangé depuis des jours et que la soupe était excellente, ce périple valait vraiment le coup.