Le livre des reflets
L’ouvrage qui a le plus marqué mon existence porte ce nom : Le Livre des Reflets.
Je l’ai découvert une nuit d’octobre de l’an dernier, alors que le sommeil me fuyait. Depuis plusieurs semaines, je souffrais d’insomnies inexplicables. Mais cette nuit-là allait être différente, plus troublante et effrayante que toutes les autres.
Alors que je luttais pour m’endormir, un bruit résonna en bas, dans le hall. Un son étrange, inhabituel, brisait le lourd silence de mon vieil immeuble. Intrigué, je me levai. Une lueur dorée filtrait sous la porte.
Vêtu de mon vieux peignoir violet, je descendis les escaliers. Le hall était illuminé, chose rare à cette heure, et la porte d’entrée, entrouverte, laissait entrevoir la rue plongée dans la pénombre.
Je sortis. Palaiseau, enveloppée de brume nocturne, me semblait étrangère. À quelques mètres, un vieil homme se tenait de dos. À ses côtés, un enfant me fixait. Son regard perçant me glaça.
Cette vision m’effraya, sans que je puisse en comprendre la raison. Une force irrésistible m’attirait vers eux, mais avant que je ne puisse les rejoindre, ils disparurent dans les labyrinthes de la rue de Paris (rue cardinale de Palaiseau).
Je continuai à marcher, comme guidé par une force invisible. L’atmosphère de cette rue que je connaissais si bien, que j’arpentais quotidiennement, était différente, empreinte d’une étrangeté à la fois fantastique et angoissante. Quelque chose dans l’air semblait irréel, presque magique.
Mon regard fut soudain attiré par un sentier de pierres que je n’avais jamais remarqué auparavant. Il serpentait entre des arbres centenaires, menant à une ruelle obscure. Au bout du chemin se dressait une librairie que je n’avais jamais vue, mystérieusement ouverte. Ses vieilles fenêtres et sa façade poussiéreuse lui conféraient un aspect intemporel, comme si elle avait traversé les siècles.
Je franchis le seuil. L’intérieur n’était éclairé que par quelques bougies. De grandes étagères s’étendaient autour de moi, chargées de livres anciens couverts de poussière. Au centre de la pièce, un pupitre trônait fièrement, et dessus reposait un livre à la couverture digne des plus vieux grimoires : Le Livre des Reflets.
Je m’approchai, fasciné et terrifié à la fois. Sur la couverture, un œil semblait cligner et me fixer, comme s’il me voyait au plus profond de mon âme. Cet œil vivant me scrutait, me jugeait, comme s’il sondait mes pensées les plus secrètes. Mon cœur battait comme un tambour.
Malgré l’angoisse, j’ouvris le livre et découvris à chaque page des textes accompagnés d’images. Ce que je vis alors me laissa sans voix : ces images me représentaient, moi, dans des scènes de mon passé. Je me vis jouant de la basse lors de mon premier concert dans une petite salle parisienne, puis entouré de ma famille lors d’un réveillon de Noël en Creuse. Je me revis encore, jeune adulte, au sommet du col de Chavière, avec mes amis de toujours.
Les pages retraçaient des instants marquants de ma vie, chaque image accompagnée d’un texte décrivant la scène, ainsi que mes pensées et émotions associées. C’était comme si le livre capturait non seulement mon passé, mais aussi mes rêves, mes aspirations, mon essence même. Je tournais les pages avec avidité et fébrilité, fasciné et troublé à la fois.
Mais soudain, j’atteignis la page 237. Ce que je vis me glaça le sang : je me voyais enfant, seul dans ma chambre, en larmes, désespéré, le visage livide et effrayé. La vision était insoutenable, tout comme la douleur associée qui me traversait au même moment. Je refermai le livre avec dégoût.
Pris d’une peur incontrôlable, je quittai précipitamment la librairie. Dehors, la rue de Paris avait changé. Les boutiques étaient illuminées, le café de la place ouvert (chose inhabituelle à trois heures du matin dans ce village qu’est Palaiseau). Il n’y avait aucun client.
Troublé par cette vision, je montai la rue pour rentrer chez moi. À chaque devanture, des exemplaires du Livre des Reflets étaient exposés, tous ornés du même œil effrayant qui semblait me suivre, me juger. Mon cœur s’emballait, et la panique me gagnait. Je me mis à courir pour échapper à ces visions oppressantes.
Plus j’avançais, plus je remarquais la présence de ces livres, par terre, sur les murs, sur les rebords de fenêtres. Partout, l’œil me scrutait. J’accélérai ma course à mesure que la terreur m’envahissait.
Lorsque j’atteignis enfin le portail de mon immeuble, épuisé, je remarquai avec horreur que la terrasse du café en bas de chez moi, normalement fermée depuis cinq ans, était également ouverte. Et là, assis à une table solitaire, se trouvait le vieil homme que j’avais vu au début de cette sortie nocturne.
Je le reconnus aussitôt : c’était Jacques, ancienne figure de Palaiseau, qui, après avoir sombré dans la folie à la suite d’un divorce, s’était donné la mort dix ans plus tôt. Dans ses mains se trouvait Le Livre des Reflets, son œil terrifiant toujours aussi vivant.
« Tu n’aurais jamais dû ouvrir ce livre ! » cria-t-il en me fixant. « Il te mènera à ta perte, comme il a mené à la mienne ! »
Je me précipitai vers la porte de mon studio, mais en franchissant le seuil, je fus frappé d’horreur : ce n’était plus mon appartement qui se trouvait derrière, mais la maison de mon enfance, abandonnée depuis des années. Tentant de fuir, je constatai que la porte s’était verrouillée derrière moi.
Je courus sans réfléchir jusqu’à ma chambre d’enfant. Là, sur le lit, reposait Le Livre des Reflets, toujours fermé, avec son œil scrutateur.
Pris de panique, je tentai de m’enfuir, mais la porte de ma chambre était bloquée. Je me retrouvais seul, face au livre. Dans un ultime acte de bravoure, je me jetai dessus, décidé à en déchirer les pages. Mais à l’instant où mes mains l’effleurèrent, il s’éleva dans les airs, s’ouvrant de lui-même. Les pages tournèrent jusqu’à s’arrêter sur la page 237.
« Tu ne peux plus fuir », murmura une voix derrière moi. Me retournant, je reconnus l’enfant que j’avais aperçu au début de cette nuit d’épouvante. Cet enfant, c’était celui de la page 237. Cet enfant, c’était moi.
« Tu ne peux pas continuer à vivre ainsi, coupé de toi-même, coupé de toute cette souffrance que tu refuses de ressentir », dit-il en s’approchant.
Je voulais hurler, mais aucun son ne sortait de ma bouche.
Je n’avais plus le choix. Dans un ultime geste de désespoir, je le pris dans mes bras, et ensemble, nous pleurâmes.
Je ressentis alors toute sa douleur, toute la mienne, une cascade de tristesse et de désespoir que j’avais ignorée depuis si longtemps. À cet instant, je choisis d’accueillir pleinement toutes ces sensations, sans résistance, sans honte, sans chercher à m’en défaire. Alors une vague de soulagement m’envahit. J’acceptais enfin cette partie de moi que j’avais toujours reniée.
Et dans cet abandon, une joie inouïe naquit en moi. Nous nous regardâmes dans les yeux, sans peur, jusqu’à ce que les larmes cèdent la place à une vision, une connexion dépassant le temps et l’espace.
Ce sont les seuls souvenirs qui me restent de cette nuit. Depuis, je me suis réveillé avec un sourire que je n’avais plus connu depuis bien longtemps, empli d’une énergie nouvelle.
Et depuis, je ne souffre plus d’insomnie, bien que parfois, la nuit, je retourne dans cette ruelle imaginaire, dans cette librairie mystique, pour contempler les miroirs de mon âme, gravés dans les pages du Livre des Reflets.