Les Contes

La Société Secrète du Critique Intérieur

Imaginez une ville bâtie près de la mer qui a toutes les conditions requises pour vivre sa plus belle vie : air marin purifié, marchés biologiques de proximité, port ouvert sur l’infini océanique…

Et qui pourtant est habitée par des citadins déprimés et mal dans leur mocassin.

C’est dans ce paradoxe urbain que se situe cette petite histoire. Ce paradoxe qui fait de cette municipalité une des pires élèves de France au grand classement des nouveaux indicateurs du bonheur, mais aussi, de par son charme, une des plus prisées des touristes.

Des psychologues, neuro-psychiatres, politiciens, hypnothérapeutes, et même des bouddhistes sont venus étudier le phénomène et y ont mené diverses expériences, mais aucun de ces experts n’a réussi à percer le mystère de cette malédiction psychique.

En vérité, si ces habitants ont tant de mal à s’endormir, s’ils se sentent si abbatus au réveil, et si inhibés dans leur journées, c’est pour une raison très simple à comprendre, et qui pourtant dépasse les limites de la rationalité…

Depuis leur plus jeune âge, tous ces gens reçoivent des messages quotidiens par toutes les voies de communications possibles – courrier postal, SMS, message téléphonique vocal, e-mail, messenger, whatt’apps, pigeons voyageurs.

Ces messages ont trois choses en commun :
1 – L’émetteur y est toujours anonyme ;
2 – Ils sont adressés aux destinataires depuis leur plus jeune âge ;
3 – Le corps du message décrit toujours – avec détail, subtilité mais à chaque fois de manière différente – pourquoi le destinataire est une nullité, un être peu intéressant et peu digne d’être apprécié par d’autres humains.

Depuis des décennies – on ne sait pas trop quand ça a commencé – l’inconscient collectif de la ville est imbibé de ces textes. Personne n’ose en parler. C’est un sujet trop intime, et ici, on ne partage pas ses sentiments et pensées de peur d’être rejeté.

Personne n’a encore eu l’envie ni le courage de remettre en cause ces idées mortifères. Mais ils ne faut pas en vouloir aux citadins : ils ont appris à avoir peur d’explorer leur espace intérieur.

Voici donc le cadre de cette fiction pas si lointaine de la réalité décrit en quelques phrases. Mais qui se prend la peine d’écrire toutes ces idées noires ? Et pour quelle raison ?

Pendant que les habitants se débâtent en surface avec leur complexe d’infériorité, leur sensation de ne pas être à la hauteur, leur peur d’être critiqué, il y a tout un monde caché qui grouille sous les égouts de la cité.

Des hectares de salles enfouies sous terre abritent des centaines d’hommes pâles à la cravate rouge et noire. Ils travaillent de 08h à 20h sans repos pour noter, dactylographier, enregistrer, avec leur mots, leur papiers, leur voix, les 168145 messages quotidiens qui seront envoyés aux 168145 individus de la ville.

Ces hommes sans âme travaillent dans le plus grand secret pour une secte dangereuse qui existe depuis la nuit des temps : La société secrète du critique intérieur.

A sa tête, l’homme le plus influent de France : Le Critique Intérieur.

Ce patriarche dénué de bonté porte un masque sombre qui cache son visage défiguré par le tragique qui hante toute existence. On dit de lui qu’il ressemble à Fantômas (je veux parler du malfaiteur cinématographique incarné par Jean Marais dans les années 60 – allez voir sa tête sur Google image, vous verrez à quoi ressemble l’antagoniste de cette histoire et de nos vies).

Le Critique Intérieur, du fin fond des profondeurs de sa chambre secrète, transmets aux nouveaux disciples les clés souterraines pour écrire des lettres maléfiques qui plongeront la ville dans les pires tempêtes émotionnelles.

Voici la charte éditoriale que tout disciple doit scrupuleusement respecter, sous peine d’être sévèrement réprimandé :

Article 1. Chaque message doit évoquer un aspect de la vie de son destinataire. Il doit être chaque jour différent, détaillé et concret pour qu’il ait un semblant de vérité, et pour que le lecteur puisse aisément croire son contenu.

Article 2. Chaque message doit faire croire à son destinataire que pour avoir le droit d’être aimé de ses camarades, de la société, de la vie, il doit lutter contre lui pour être une personne différente de celle qu’il est.

Article 3. Ainsi, chaque message doit contenir une graine de dépréciation, de désamour, de haine de soi qui peu à peu germera dans la bile du lecteur pour devenir une fleur mélancolique.

C’est ainsi que cette fourmilière infernale œuvre dans le plus grand secret, et dans un seul et unique but : rendre malheureux tous les habitants de la ville, et à terme, la France toute entière.

Cette situation va t-elle durer éternellement ? La Société Secrète du Critique Intérieure va t-elle prendre de l’ampleur et toucher d’autres cantons ? L’espèce humaine va t-elle sombrer dans la mélancolie dépressive ?

Nul ne peut prévoir le futur et avoir des certitudes sur la fin de cette histoire, mais j’aimerais tout de même vous partager en quelques mots ma vision idyllique pour les années à venir.

J’aime à croire qu’un soir de vide hivernal, Sophie, femme qui n’existe que dans ma tête, incarnation de l’Amour de la Vérité, voudra en savoir plus sur sa condition misérable.

Ne pouvant plus fuir sa détresse dans les usines à fitness, les séries hypnotiques Netflix et les champignons psychotropes, elle voudra lui faire face, et élucider son mystère.

Rapidement, elle fera le lien entre sa souffrance et toutes les lettres et messages vocaux qu’elle reçoit depuis son enfance.

Elle voudra savoir qui se cache derrière ces pavés de négativité.

Talentueuse telle Mata Hari, elle se cachera derrière le manteau de l’espionne pour s’infiltrer dans la Société Secrète du Critique Intérieur.

Elle vendra sa vie privée pour devenir la meilleure disciple, l’assistante fétiche du Critique Intérieur.

Cette aventure sera une révélation : elle apprendra que le contenu de tous ces messages dont on parle depuis le début de cette histoire n’ont aucun rapport avec la Réalité, et que toutes les croyances mortifères qu’elle avait sur elle-même n’étaient qu’illusoires.

Elle comprendra aussi que derrière son masque effrayant, le Critique intérieur est une pauvre âme souffrante qui ne peut supporter de voir ses compatriotes plus heureux que lui.

Après avoir risqué sa vie pour s’échapper des griffes du Critique Intérieur, elle scandera sur la place du marché, dans les amphithéâtres, au journal télévisé, le fruit de ses découvertes.

Elle révélera au grand jour le Grand Secret qui empêche les villageois de festoyer dans les bars colorés de la nuit, de s’émerveiller devant les couchers de soleil océaniques, de reconnaitre le miracle de la marche dans le sable.

Son message aura t-il assez de succès pour réduire au néant la Société Secrète du Critique Intérieur ?

Seules les forces divines du Sivaland le savent.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.